De Dante à Max Rouquette, des poètes de la Pléiade à Léo Ferré et Alain Baschung, l’héritage poétique des troubadours est multiple et omniprésent tout au long des huit siècles de poésie occidentale qui nous séparent d’eux ; même après qu’on a oublié leur existence et leur art.
C’est dans la péninsule italienne que la transmission de l’art des troubadours s’est faite de la façon la plus forte et la plus immédiate. Plusieurs grands maîtres du trobar firent carrière de l’autre côté des Alpes, comme Raimbaud de Vaqueiras, Pèire Vidal et Gaucelm Faidit à Montferrat, Aymeric de Peguilhan à Ferrare, Uc de Saint-Circ à Padoue... L’empreinte de la poésie occitane fut très forte dans l’Italie du Trecento et du Quattrocento, à tel point que de grands poètes, tels que Terramagnino da Pisa, Dante da Maiano ou Paolo Lanfranchi de Pistoia composaient en occitan aussi bien qu’en toscan. On fit à cette époque-là copier et copiler dans la péninsule les oeuvres des troubadours dans des canzonieri, tandis que Uc Faidit composa une grammaire occitane en Italie, et que Terramagnino traduisit la Doctrina de Cort du troubadour catalan Raimon Vidal de Besalú.
En France d’Oïl, l’art des troubadours influença grandement les trouvères, équivalent d’Oïl des troubadours, poètes courtois souvent issus de la noblesse et du clergé, poètes et musiciens mais aussi parfois jongleurs. Certains d’entre eux, comme le comte Thibaut IV de Champagne, roi de Navarre (1201-1253), incarne le trait d’union entre la France du Nord et l’Europe méridionale. Il fut aussi un des plus grands et talantueux trouvères, écrivant en dialecte champenois. Il est probable que l’art des troubadours, qu’il put découvrir en Navarre et qui connaissait alors son apogée, l’ait influencé dans ses propres créations.
Le domaine germanique connut un mouvement poético-musical analogue aux troubadours occitans : les minnesänger, poètes et musiciens le plus souvent nobles, chantant le minne, version germanique de l’amour courtois. Si aucun lien n’a été démontré entre les troubadours occitans et les minnesänger, il convient toutefois de rappeler que les troubadours Aymeric de Peguilhan (vers 1175-1230) et Guilhem Figueira (vers 1195-1250) oeuvrèrent à la cour de l’empereur germanique Frédéric II.
La péninsule ibérique, alors très proche culturellement et politiquement du monde occitan, n’est pas en reste dans la diffusion de l’art des troubadours. Raimond de Miraval et Gui d’Ussel oeuvrèrent sans doute à la cour de Pierre II d’Aragon, souverain catalan de la maison de Barcelone qui se battit et mourut à Muret, aux côtés de la chevalerie occitane. Les Catalans Guihem de Bergadan, Guiraut de Cabrera, Cervèri de Girone, Uc de Mataplana servirent ce prince lettré.. Pèire Cardenal, Aymeric de Peguilhan, Bernard Sicard de Marvejols vécurent aussi en Aragon, mais aussi en Castille. Alphonse X le Sage ou le Savant (1221-1284) fit de sa cour, basée à Tolède, un centre de production artistique exceptionnel, où oeuvrèrent les troubadours Guiraud Riquier et Guihem Montanhagol. Le roi lui-même, poète et musicien, fut fortement influencé par la lyrique troubadouresque dans ses œuvres, les Cantigas dédiées à la Vierge. Aux XVe et XVIe siècles, la trace de la poésie des troubadours est encore visible dans des recueils tels que le Cancionero del Palacio.
Né à Florence en 1265, Dante Alighieri est un des piliers de l’identité italienne, comme ayant contribué à imposer la dialecte toscan – base de l’italien moderne – face à tous les parlers italiques de la péninsule. Dante connaissait fort bien l’oeuvre des troubadours ainsi que leurs vies (ce qui lui permit, par exemple, de placer Bertrand de Born dans le vingt-huitième cercle de l’Enfer, comme mauvais conseiller du duc d’Aquitaine) qui venaient récemment d’être copiées et compilées en Italie. Dans son traité de linguistique et sociolinguistique De vulgari eloquentia (vers 1305), Dante cite les parmi les grands poètes d’expression vernaculaire, outre Bertrand, les Périgourdins Arnaud Daniel de Ribérac et Guiraud de Bornelh, qu’il juge les plus grands.
Un peu plus tardif, Francesco Petrarca (1304-1374) était toscan lui aussi. Grand voyageur, il étudia en Occitanie – à Carpentras, puis à Montpellier – avant de retourner en Italie, à Bologne. Il séjourna de nombreuses fois en Provence, dans le Comtat Venaissin, près de la fontaine de Vaucluse qu’il affectionnait. La terre provençale, de son propre aveu, fut pour lui une grande source d’inspiration. Il voyagea aussi à travers l’Europe. Dans son oeuvre principale, le Canzionere, dédié à Laure de Sade, l’égérie de sa vie, Pétraque s’inspire énormément des codes et topoï de l’art des troubadours, notamment concernant l’image de la dame – parfois confondue avec la Sainte Vierge, comme chez les modèles occitans – ou l’expression de la peine amoureuse, tout à la fois souffrance et joie pour l’amant. Pétrarque représente une étape fondamentale dans l’histoire de la postérité de l’art des troubadours, tant il a contribué, en transcendant leur esthétique, à la rendre universelle.
En effet, si Pétrarque s’est nourri des codes de la fin amor, il ne s’est pas contenté de les copier : il les a transcendés, réemployés dans une esthétique autre, posant les bases d’autres codes esthétiques auxquels ceux hérités de la lyrique occitane médiévale se mêleront étroitement, donnant naissance au pétrarquisme, variante du maniérisme poétique. C’est par ce moyen que, se parant d’autres noms, se transposant en Arcadie, enrichie du néo-pastoralisme imité d’Hésiode, Théocrite ou Virgile, les codes de la courtoisie ne mourront que pour renaître. La dame chantée par Guillaume IX d’Aquitaine ou Bernard de Ventadour revit, à la manière d’une résurgence, dans l’Aminta du Tasse (dont les jardins font écho aux vergers médiévaux), dans la Diane de d’Aubigné, après avoir pris un temps les traits de la Laure de Pétrarque.
Le cardinal Pietro Bembo (1470-1547), Antonio Tebaldeo (1456-1537), Panfilo Sasso ou Angelo Poliziano, font partie des poètes italiens qui répandirent l’esthétique pétrarquiste en Europe, créant ce qu’on appellera le néo-pétrarquisme. En France, La Pleiade, autour de Dorat, Du Bellay et Ronsard, adopte l’esthétique pétrarquiste. Le recueil de poèmes L’Olive de Du Bellay est une des illustrations du néo-pétrarquisme en France. La continuité d’un motif troubadouresque tel que la nuit, complice paradoxale de l’acte d’amour, est présent dans ce recueil (La nuit m’est courte et le jour trop me dure ; L’obscur m’est clair et la lumière obscure ). La figure de la dame, adorée en vain et le thème de la douleur d’amour qui est aussi source de joie sont évidemment omniprésents.
L’évolution des goûts, laissant plus de place à l’expression d’un moi affectif, donnera naissance à l’esthétique baroque, sans que ces topoï ne laissent d’être omniprésents. Les martyrs, soupirant aux pieds de Philis ou Cloris (bergères d’Arcadie tout droit sorties de l’oeuvre de Virgile) dont pullulent les oeuvres de Voiture, Tristan l’Hermite ou Benserade ne sont qu’une résurgence, sous d’autres habits, dans une autre langue, de la même veine poétique. L’art du trobar se transcende encore pour ne pas mourir.
La redécouverte de l’existence de cet art fondateur de l’esthétique occidentale a été étroitement liée à la prise de conscience progressive par les Occitans de l’existence de leur langue et de leur culture, ainsi que de la valeur de leur patrimoine littéraire. Ainsi, tandis que Pey de Garros, Auger Gaillard ou Louis Bellaud de la Bellaudière étaient influencés à leur tour par le néo-pétrarquisme, le célèbre Michel de Nostre-Dame dit Nostradamus (1503-1566) qui le premier semble redécouvrir les troubadours provençaux (notamment Bertrand d’Alamanon) et leur redonne une place dans le patrimoine littéraire provençal. Tout au long des XVIIe et XVIIIe siècles, tandis que l’existence d’une littérature occitane s’affirme, les troubadours sont cités et évoqués, çà et là, sans qu’une véritable anthologie ne leur soit cependant consacrée. Les travaux d’érudits tels que La Curne de St-Palais (1697-1781) donnent naissance aux premières anthologies de littérature troubadouresque.
C’est le XIXe siècle qui remettra les troubadours à leur véritable place, c’est-à-dire au coeur de la genèse de la poésie européenne. Avec les érudits occitans de l’époque pré-félibréenne, tels que le marquis de Rochegude (1741-1834) François-Juste-Marie Raynouard (1761-1836), les troubadours, perçus à travers le prisme romantique de l’âge d’or perdu, retrouvent une actualité. Le “style troubadour”, basé sur une vision idéalisée d’un Moyen-Âge fantasmé sera au coeur de l’esthétique littéraire, poétique (Victor Hugo) et architecturale (Viollet-le-Duc) du XIXe siècle. La redécouverte de l’oeuvre troubadouresque influencera aussi profondément Frédéric Mistral (1830-1914), et tout le mouvement félibréen, qui les mettront au coeur du génie créatif occitan. En outre, la scripta littéraire occitane médiévale jettera les bases de ce qu’on appellera bientôt la graphie classique de l’occitan. C’est en effet au contact de l’oeuvre des troubadours que Mistral, puis l’abbé Roux, tenteront les premiers de redonner naissance à une graphie occitane cohérente.
Il peut paraître un lieu commun d’affirmer que l’art des troubadours n’a jamais été aussi actuel qu’aux XXe et XXIe siècles. Au renouveau de la langue occitane, de sa littérature et de sa poésie, est venu se joindre une nouvelle approche de l’art troubadouresque, mû par des chercheurs et des hommes de lettres. Pêle-mêle, citons René Nelli, tout à la fois universitaire et poète occitan, auteur d’oeuvres revivalistes directement issues de l’art des troubadours, Pierre Bec, au profil similaire, mais encore Jean Bondon, dont l’oeuvre est littéralement habitée par les troubadours, mais aussi Max Rouquette, Michel Camelat, Prosper Estieu ou Louise Paulin...
Mais plus surprenant, et pourtant tellement évident, est l’omniprésence de références manifestement inconscientes au trobar dans l’oeuvre de poètes-compositeurs contemporains : telle tournure d’Alain Bashung, de Bertrand Cantat, et bien sûr de Jacques Brel, Léo Ferré ou Georges Brassens nous rappellent, au détour d’une écoute, que les poètes qui ont inventé le dit et le penser de l’amour au tournant du XIe siècle relèvent non d’une création contextuelle, mais ont bel et bien atteint, servis par une perpétuelle régénérescence, l’intemporalité et même temps que l’universalité.